Le fossé conceptuel
Les jeux vidéo sont de plus en plus proches de la vie réelle. Moteurs physiques, textures haute résolution, intelligence artificielle, univers énormes... Sommes-nous en train d'entrer dans une phase "réaliste" du jeu vidéo, à l'instar de celle qu'a connu la peinture il y a quelques siècles? Peut-être que c'est la limitation de nos interfaces qui empêche de donner davantage de possibilités au joueur: nos manettes plafonnent à une dizaine de touches, nos souris à trois boutons n'ont que deux axes de mouvement, et nos claviers n'ont pas été conçus pour le jeu. On garde donc des "gameplays" simplistes dans des mondes qui ne le sont plus: Metal Gear Solid reste du cache-cache, Top Spin se joue comme Pong, et Unreal Tournament 2004 n'est qu'une fusillade entre cow-boys et indiens. On s'en fout après tout; ça reste fun à jouer.
Inutile de revenir sur le conflit de générations qui apparaît au fur et à mesure que les joueurs vieillissent: cette surenchère d'effets spéciaux et de réalisme à tout va au lieu d'utiliser la puissance des consoles pour faire des jeux encore plus amusants remonte à l'époque de la playstation, où sony vendait des jeux vidéo à ceux qui ne jouaient pas aux jeux vidéo. En tout cas, ceux qui ont commencé à cette époque n'attendent pas la même chose que les adeptes de la vieille école, élevés à l'Atari 2600 et à la NES. Les uns achètent un ticket pour en prendre plein les mirettes pendant 10 heures, les autres veulent un défi qui soit assez long et difficile pour rentabiliser l'achat. Et surtout, leur éducation vis-à-vis de ce qui les attend dans une cartouche ou un DVD-ROM est complètement différente.
Avant les 32-bits, le moteur physique d'un jeu se résumait à Mario qui fait un saut plus haut si on laisse le bouton enfoncé en rebondissant sur un ennemi. L'intelligence artificielle, c'était une ronde prédéfinie dont le garde ne s'écartait que de 5 mètres pour nous poursuivre avant de prudemment retourner sur ses rails quand on avait changé de trottoir. Les jeux de baston trichaient en lisant les mouvements du joueur sur la manette (quoique de nos jours, Dead Or Alive 3 ne se gène pas non plus). Le joueur acceptait cela comme autant de limitations du programme, un carcan dans lequel il devait faire de son mieux pour sauver sa peau. Apprendre le peu de choses qu'on lui donnait pour s'en sortir; rendons à Robinson ce qui appartient à Robinson, comme dirait l'autre. Si le conditionnement des joueurs par les jeux vidéo est un sujet qui vous botte particulièrement, je vous recommande la lecture de "La Première Lampe", un article de Chazumaru paru dans le numéro 3 de Gaming.
Je considère vraiment les 32-bits comme un tournant dans l'industrie: le comportement de sony, l'arrivée massive de la 3D (et toute la genèse qui va avec: "comment tirer avantage du relief pour rendre un jeu plus divertissant?"), la puissance de ces consoles dépassant les bornes d'arcade (et aboutissant à leur décadence actuelle), le début des déboires de Sega, l'arrivée des cartes accélératrices sur PC (changeant la donne technologique en faveur des ordis)... A ces titres et à bien d'autres, ceux qui ont débuté le jeu vidéo à cette époque sont de l'autre côté du "fossé des générations" dont je parlais plus haut. Pour eux, Lara Croft est sexy, Final Fantasy 7 est le meilleur épisode de la saga (et FF8 ou FFX-2 sont excellents), et Solid Snake n'a pas eu d'aventures avant Metal Gear Solid (et MGS2 était excellent). En échange de ce manque de goût qui leur vaut généralement un tabassage en règle dans les rayonnages Nintendo des magasins de jeux vidéo, ces joueurs considèrent comme une évidence ce que les "anciens" sont toujours en train d'apprendre. Savoir quand un garde saura où vous êtes et quand vous l'aurez semé(jusqu'où va sa perception des lieux?); comprendre si les ennemis du nouveau Final Fantasy agissent par scripts, intelligence artificielle ou pur hasard (quelles sont les limites du système de jeu?); deviner où chercher le prochain objet pour continuer l'aventure (avec cette 3D, faut-il chercher sous les meubles, au plafond?)... Il s'agit vraiment de choses intrinsèques aux "nouveaux" jeux vidéo, qui n'existaient pas du tout dans les précédents. Les "vieux joueurs" ont grandi pendant des années en éliminant d'office ces concepts lors de leurs sessions de jeu, lors de la comparaison entre leur nouveau joujou et la vie réelle: "aucune chance que ce garde continue à me poursuivre après cet écran-là", "cet ennemi ne verra pas venir cette action-là", "plus besoin de continuer à chercher d'indices dans cette zone, le scénario en a fini avec cet endroit", etc. Des réflexes difficiles à mettre en mots, puisque ce ne sont justement que ça: des réflexes, des évidences, des mécanismes. Ceux des jeux vidéo s'approchent de plus en plus de la vie réelle, même s'ils en sont encore éloignés (*). Avant les 32-bits, tous ces éléments n'avaient aucun rapport avec la vie réelle puisque les jeux vidéo n'avaient pas les moyens de copier fidèlement cette dernière; ils avaient leur propre fonctionnement, comme le saut de Mario cité au début de ce texte. Peut-être que c'est ça, ce qu'on appelle "old school gaming". A présent qu'il peut techniquement se le permettre, le loisir vidéoludique a bien l'intention d'être le plus réaliste possible, et toute une génération de joueurs est encore en train de s'habituer à ce revirement de situation. Les jeux vidéo sont plus courts et plus faciles, mais les vieux de la vieille ont à apprendre les nouvelles manies des concepteurs. Quant à savoir si à l'instar de la peinture, ce courant de réalisme sera rejeté car n'offrant pas assez de place à l'imagination et aux idées, l'Histoire nous le dira. Sauf qu'elle a une sale tendance à se répéter, l'Histoire.
(*) Ces comportements des jeux vidéo se rapprochent d'autant plus vite de la vie réelle que davantage de ressources leur sont allouées. Prenons le cas des consoles de jeux vidéo: les écrans de télévision sur lesquels nous jouons ont une définition pourrie (et la norme HDTV est encore loin!). Inutile de mettre plus de polygones dans les scènes à l'écran, puisqu'on ne les verrait pas! Alors la puissance des consoles est exploitée ailleurs: dans des moteurs physiques plus élaborés, dans une intelligence artificielle plus poussée, des lieux plus grands, bref tous les trucs énumérés au début de l'article.
Inutile de revenir sur le conflit de générations qui apparaît au fur et à mesure que les joueurs vieillissent: cette surenchère d'effets spéciaux et de réalisme à tout va au lieu d'utiliser la puissance des consoles pour faire des jeux encore plus amusants remonte à l'époque de la playstation, où sony vendait des jeux vidéo à ceux qui ne jouaient pas aux jeux vidéo. En tout cas, ceux qui ont commencé à cette époque n'attendent pas la même chose que les adeptes de la vieille école, élevés à l'Atari 2600 et à la NES. Les uns achètent un ticket pour en prendre plein les mirettes pendant 10 heures, les autres veulent un défi qui soit assez long et difficile pour rentabiliser l'achat. Et surtout, leur éducation vis-à-vis de ce qui les attend dans une cartouche ou un DVD-ROM est complètement différente.
Avant les 32-bits, le moteur physique d'un jeu se résumait à Mario qui fait un saut plus haut si on laisse le bouton enfoncé en rebondissant sur un ennemi. L'intelligence artificielle, c'était une ronde prédéfinie dont le garde ne s'écartait que de 5 mètres pour nous poursuivre avant de prudemment retourner sur ses rails quand on avait changé de trottoir. Les jeux de baston trichaient en lisant les mouvements du joueur sur la manette (quoique de nos jours, Dead Or Alive 3 ne se gène pas non plus). Le joueur acceptait cela comme autant de limitations du programme, un carcan dans lequel il devait faire de son mieux pour sauver sa peau. Apprendre le peu de choses qu'on lui donnait pour s'en sortir; rendons à Robinson ce qui appartient à Robinson, comme dirait l'autre. Si le conditionnement des joueurs par les jeux vidéo est un sujet qui vous botte particulièrement, je vous recommande la lecture de "La Première Lampe", un article de Chazumaru paru dans le numéro 3 de Gaming.
Je considère vraiment les 32-bits comme un tournant dans l'industrie: le comportement de sony, l'arrivée massive de la 3D (et toute la genèse qui va avec: "comment tirer avantage du relief pour rendre un jeu plus divertissant?"), la puissance de ces consoles dépassant les bornes d'arcade (et aboutissant à leur décadence actuelle), le début des déboires de Sega, l'arrivée des cartes accélératrices sur PC (changeant la donne technologique en faveur des ordis)... A ces titres et à bien d'autres, ceux qui ont débuté le jeu vidéo à cette époque sont de l'autre côté du "fossé des générations" dont je parlais plus haut. Pour eux, Lara Croft est sexy, Final Fantasy 7 est le meilleur épisode de la saga (et FF8 ou FFX-2 sont excellents), et Solid Snake n'a pas eu d'aventures avant Metal Gear Solid (et MGS2 était excellent). En échange de ce manque de goût qui leur vaut généralement un tabassage en règle dans les rayonnages Nintendo des magasins de jeux vidéo, ces joueurs considèrent comme une évidence ce que les "anciens" sont toujours en train d'apprendre. Savoir quand un garde saura où vous êtes et quand vous l'aurez semé(jusqu'où va sa perception des lieux?); comprendre si les ennemis du nouveau Final Fantasy agissent par scripts, intelligence artificielle ou pur hasard (quelles sont les limites du système de jeu?); deviner où chercher le prochain objet pour continuer l'aventure (avec cette 3D, faut-il chercher sous les meubles, au plafond?)... Il s'agit vraiment de choses intrinsèques aux "nouveaux" jeux vidéo, qui n'existaient pas du tout dans les précédents. Les "vieux joueurs" ont grandi pendant des années en éliminant d'office ces concepts lors de leurs sessions de jeu, lors de la comparaison entre leur nouveau joujou et la vie réelle: "aucune chance que ce garde continue à me poursuivre après cet écran-là", "cet ennemi ne verra pas venir cette action-là", "plus besoin de continuer à chercher d'indices dans cette zone, le scénario en a fini avec cet endroit", etc. Des réflexes difficiles à mettre en mots, puisque ce ne sont justement que ça: des réflexes, des évidences, des mécanismes. Ceux des jeux vidéo s'approchent de plus en plus de la vie réelle, même s'ils en sont encore éloignés (*). Avant les 32-bits, tous ces éléments n'avaient aucun rapport avec la vie réelle puisque les jeux vidéo n'avaient pas les moyens de copier fidèlement cette dernière; ils avaient leur propre fonctionnement, comme le saut de Mario cité au début de ce texte. Peut-être que c'est ça, ce qu'on appelle "old school gaming". A présent qu'il peut techniquement se le permettre, le loisir vidéoludique a bien l'intention d'être le plus réaliste possible, et toute une génération de joueurs est encore en train de s'habituer à ce revirement de situation. Les jeux vidéo sont plus courts et plus faciles, mais les vieux de la vieille ont à apprendre les nouvelles manies des concepteurs. Quant à savoir si à l'instar de la peinture, ce courant de réalisme sera rejeté car n'offrant pas assez de place à l'imagination et aux idées, l'Histoire nous le dira. Sauf qu'elle a une sale tendance à se répéter, l'Histoire.
(*) Ces comportements des jeux vidéo se rapprochent d'autant plus vite de la vie réelle que davantage de ressources leur sont allouées. Prenons le cas des consoles de jeux vidéo: les écrans de télévision sur lesquels nous jouons ont une définition pourrie (et la norme HDTV est encore loin!). Inutile de mettre plus de polygones dans les scènes à l'écran, puisqu'on ne les verrait pas! Alors la puissance des consoles est exploitée ailleurs: dans des moteurs physiques plus élaborés, dans une intelligence artificielle plus poussée, des lieux plus grands, bref tous les trucs énumérés au début de l'article.
Par Raton-Laveur le 21 septembre 2004, 23:37 - Jeux vidéo - Lien permanent
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